Travail en basse vision: l’avis de spécialistes
Que pensent un ophtalmologue, un opticien ou encore un ergothérapeute du travail en basse vision? Des professionnels du domaine répondent aux cinq mêmes questions.
par Karin Schwarz, opticienne spécialisée en basse vision
par Marie-Paule Christiaen et Daniel Nicolet, ergothérapeutes spécialisés
par Dr Sabine Delachaux, ophtalmologue
De votre point de vue, quels sont les enjeux les plus importants du travail en basse vision?
K. Schwarz: La mission principale des spécialistes en basse vision est évidemment de redonner le plus d’autonomie possible aux personnes concernées. Dans mon travail, l’enjeu réside surtout dans l’information. Je dois m’assurer qu’elles aient connaissance de leurs droits et du système en place dans leur région, puis souvent je dois leur expliquer leur potentiel visuel résiduel et leur faire voir et essayer les moyens auxiliaires optiques adaptés à leur cas.
M.-P. Christiaen et D. Nicolet: Pour l’ergothérapeute le travail en basse vision vise à permettre à la personne de reprendre confiance dans ses capacités d’agir, même avec une vision altérée. Ainsi par exemple, Mme D. qui dit ne plus pouvoir ni lire ni écrire. Pourtant l’écriture manuscrite est une activité automatisée qui ne demande un contrôle visuel qu’au moment de la relecture. Le travail de réadaptation concerne la personne et les activités qui font sens pour elle dans son environnement.
Les fondements de la réadaptation dispensée par des ergothérapeutes spécialisés s’appuient sur un modèle d’intervention ambulatoire qui se déroule à domicile, dans le cadre de vie de la personne pour permettre à la personne âgée malvoyante de maintenir, voire d’améliorer, son autonomie et ses habitudes en s’appuyant sur les stratégies mises en place avec succès.
L’ergothérapeute spécialisé introduit des moyens techniques (optiques ou électroniques) à leur juste place, en tenant compte des possibilités motrices et cognitives dans le contexte spécifique à la personne. L’approche en basse vision dans un centre spécialisé s’appuie également sur l’adaptation de l’environnement et un ajustement des manières de faire (simplification des tâches, apprentissages de nouvelles stratégies).
Dr S. Delachaux: Dans le cadre du travail en basse vision, la collaboration est essentielle entre les différents intervenants (médecin généraliste, ophtalmologue, opticien, orthoptiste, ergothérapeuthe, infirmier en soins à domicile, assistant sociale). En Suisse, il y a peu de centres de basse vision regroupant plusieurs spécialités. L’obtention d’informations et l’organisation des différentes consultations sont donc parfois compliqués pour les patients en situation de difficultés visuelles. Les campagnes d’informations et les occasions d’échanges entre professionnels sont le moyen d’informer et d’aider au mieux le plus grand nombre de personnes atteintes.
La basse vision est un travail interdisciplinaire: pour quelles raisons?
K. Schwarz: Le travail en basse vision est constitué de plusieurs étapes qui nécessitent l’implication de différents spécialistes. L’ophtalmologue doit avoir effectué toute une série de traitements médicaux avant de référer son patient à un opticien en basse vision. Ce dernier travaille généralement en étroite collaboration avec un ergothérapeute qui vérifie que la personne concernée utilise correctement les moyens auxiliaires optiques recommandés par l’opticien.
M.-P. Christiaen et D. Nicolet: Les compétences de chaque profession impliquée sont complémentaires. Ophtalmologue, opticien spécialisé, enseignant spécialisé, ergothérapeute basse vision,…apportent chacun un regard métier spécifique.
L’ergothérapeute, parce qu’il s’intéresse à la personne dans sa globalité, à ses activités et à son contexte de vie, collabore et prend en compte les propositions des autres professionnels et les intègre dans le cadre de vie de la personne et ses manières de faire.
Dr S. Delachaux: La vision est un sens complexe, multifactoriel: il faut tenir compte des règles d’optique, de la santé des éléments de perception de l’image, de transmission des informations au cerveau, du traitement de ces informations par ce dernier, des aspects psychologiques, du parcours de vie du patient, de sa santé générale et de son âge. De ce fait, la prise en charge multidisciplinaire amène plus de résultats que la prise en charge par un seul intervenant, même si ce dernier a une formation très étendue dans plusieurs domaines différents.
Concrètement, comment fonctionne cette interdisciplinarité? Comment se déroule une prise en charge type d’un patient atteint d’un problème de la vue?
K. Schwarz: Un patient atteint d’un problème de vue voit d’abord son ophtalmologue. Dans ma pratique, l’ophtalmologue me le réfère. Je montre et fais essayer au patient les moyens auxiliaires les plus adaptés à sa situation. Si la personne concernée se débrouille bien avec son moyen auxiliaire ou si elle n’a besoin que de lunettes plus fortes, elle ne voit parfois pas l’ergothérapeute. Cependant, pour des cas plus complexes ou lorsque la personne a des difficultés d’adaptation aux moyens auxiliaires, l’ergothérapeute va intervenir, soit pour un entraînement aux moyens auxiliaires, soit pour un complément en termes d’AVJ ou de locomotion, soit pour contrôler l’utilisation optimale du moyen auxiliaire optique. Il peut aussi arriver que la personne voie d’abord l’ergothérapeute à domicile et que l’opticien intervienne par la suite.
M.-P. Christiaen et D. Nicolet: L’atteinte visuelle et ses conséquences pour la personne sont souvent identifiées lors d’une consultation chez l’ophtalmologue. C’est lui qui atteste de l’atteinte visuelle au moyen d’un certificat médical.
Concernant l’interdisciplinarité, le CIR, service de l’ABA, a institué une consultation optique basse vision avec les opticiens spécialisés formés par l’UCBA. L’ergothérapeute décide de la nécessité de la consultation optique, il prend rendez-vous et fournit des éléments décrivant le contexte de la demande, les observations et les données utiles à la consultation. Dans la mesure du possible, l’ergothérapeute est présent lors de cette consultation, il se porte garant de la cohérence des actions de chacun en lien avec le projet convenu avec le client.
Depuis 2000, une unité d’accueil a été mise en place. Des collaborateurs expérimentés reçoivent les nouveaux clients lors d’un rendez-vous dans nos locaux. Ce temps permet d’écouter la première demande et de documenter comment la personne dit qu’elle fait pour réaliser ses activités quotidiennes. Il permet également de convenir, avec la personne, de l’ouverture de mandat tant sur le plan social que de celui de la réadaptation.
Dr S. Delachaux: Il est impératif qu’un bilan ophtalmologique ait été effectué récemment, afin de pouvoir poser le diagnostic correct, et de s’assurer que tous les traitements médicaux et chirurgicaux utiles ont été proposés au patient. Le patient est ensuite idéalement adressé vers un centre de basse de vision, ou vers un opticien ou un ergothérapeute spécialisé. En pratique, les patients consultent parfois directement un centre ou un spécialiste de basse vision, de leur propre chef ou sur les conseils de leur entourage, il est alors important qu’un bilan ophtalmologique soit répété si cela n’a pas été fait récemment ou qu’un changement important est survenu depuis le dernier contrôle. Si l’ophtalmologue n’a pas de proposition médicale ou chirurgicale, l’ergothérapeute, l’opticien ou l’orthoptiste spécialisé peut alors effectuer son bilan qui permettra de déterminer quels sont les aides à proposer au patient afin d’utiliser au mieux son capital visuel.
Selon votre expérience, comment se passent les examens en basse vision et la réadaptation?
K. Schwarz: Dans mon cabinet, j’évalue d’abord le potentiel visuel de la personne atteinte d’un problème de vue. J’effectue un examen de la vue afin de contrôler qu’elle ait la meilleure correction possible, puis viennent différents tests d’éclairages et de filtres. Je mesure ensuite le besoin de grossissement pour la lecture et propose un moyen auxiliaire adapté aux habitudes et aux besoins de la personne. Je prête ce moyen à domicile. La personne l’essaie seule ou avec son ergothérapeute qui regarde aussi l’aménagement du domicile. S’il y a des gênes éventuelles, on adapte ou on change de moyen.
M.-P. Christiaen et D. Nicolet: La première évaluation en basse vision se déroule généralement à domicile. Elle fait suite à l’entretien d’accueil qui a permis de documenter les priorités.
L’ergothérapeute observe et analyse l’environnement de la personne, là où elle se tient pour réaliser chacune de ses activités.
Les ressources et les obstacles sont verbalisés par la personne ou identifiés par l’ergothérapeute spécialisé. Par exemple, cette personne qui a approché son fauteuil à 50 cm de l’écran de télévision pour «mieux voir» le visage du journaliste, tandis que cette autre personne se plaint, mais ne peut envisager de rapprocher son poste posé au-dessus de son armoire.
Cette séance à domicile permet également de découvrir les moyens que la personne possède déjà, comme les loupes et les lunettes-loupes. Aujourd’hui en basse vision, un temps conséquent est utilisé pour passer en revue ces moyens optiques et identifier si la personne les utilise de manière efficace.
L’approche basse vision comprend bien entendu la lecture sous toutes ses formes, et également toutes les tâches de précision contenues dans les activités quotidiennes, que ce soit pour composer les numéros de téléphone, lire l’heure et les dates de péremption des produits.
Dans un second temps, la personne peut être conviée au centre pour poursuivre la recherche de moyens grossissants plus complexes. Elle découvre les différents agrandisseurs électroniques, elle les essaie, et pourra en tester à domicile, grâce à un système de prêt ou de location.
Dr S. Delachaux: Le bilan peut être réalisé par l’ergothérapeute, l’opticien ou l’orthoptiste spécialisé. Il consiste d’une part à évaluer les demandes du patient (quelles activités ne sont plus possibles ou difficiles, et aimeraient être travaillées en priorité), puis à effectuer les mesures fonctionnelles (réfraction si cela n’a pas été déjà fait par l’ophtalmologue ou l’opticien, besoin de grossissement, sensibilité aux bas contrastes) permettant de déterminer si la prise en charge va se diriger par exemple vers une adaptation les lunettes, vers l’utilisation d’un moyen auxiliaire (loupe avec ou sans éclairage, lunettes-loupe, appareil d’agrandissement), vers des conseils d’adaptation de l’environnement (éclairage, contrastes, déplacements), ou vers une rééducation visuelle en vision excentrée.
Quels sont les erreurs ou malentendus les plus fréquents qui peuvent s’ensuivre au contact de personnes âgées ayant un problème de la vue?
K. Schwarz: «Pourquoi l’ophtalmologue dit qu’il n’existe pas de lunettes plus fortes, alors que quand je viens chez un opticien en basse vision, je ressors avec des lunettes plus fortes»: voilà un des malentendus les plus fréquents dans le travail en basse vision. En effet, il n’existe pas de lunettes plus fortes pour des distances de lecture conventionnelles. Mais en changeant de distance avec un moyen auxiliaire optique adapté, on peut faire autrement et améliorer le potentiel visuel restant. Les exemples suivants font plutôt référence à des freins que peuvent avoir des personnes âgées lorsqu’on leur propose une réadaptation:
- Souvent elles ne veulent pas changer leurs habitudes. Regarder de plus près avec un moyen auxiliaire nécessite une grande adaptation. Certaines ne sont pas prêtes à le faire et préfèrent ne plus lire. Ce manque de motivation se résout de soi-même dans certains cas, par exemple lorsque la personne se rend compte qu’elle peut rester à domicile grâce aux moyens auxiliaires qu’elle utilise.
- Les enfants de ces personnes âgées insistent pour que leurs parents continuent à lire et fassent une réadaptation en basse vision, alors que ces derniers ne le souhaitent pas.
M.-P. Christiaen et D. Nicolet: Dans les malentendus les plus courants chez nos clients âgés malvoyants, on observe qu’ils pensent parfois qu’ils vont retrouver la vue de leurs 20 ans après notre intervention ou que nous allons leur proposer une grande loupe qui grossira beaucoup et qui résoudra tous les problèmes. La durée de la démarche de réadaptation implique l’adhésion et le cheminement de la personne. Dans certaines situations, cela se déroule très lentement. L’attitude des proches met quelquefois aussi des freins face aux coûts élevés de certains moyens ou à la visibilité de certaines adaptations. Enfin, la personne très âgée peut avoir de la difficulté à imaginer investir dans l’acquisition d’un moyen onéreux, tel un agrandisseur électronique, alors que compte tenu de son grand âge, elle pense qu’elle n’en tirera pas assez parti.
Dr S. Delachaux: De manière générale, les malentendus peuvent découler de la multiplicité des intervenants s’ils ne travaillent pas en commun et donnent des informations qui peuvent être perçues comme contradictoires par le patient. La complexité des informations transmises peuvent être également source de malentendus si ces informations ne sont pas suffisamment vulgarisées ou délivrées trop rapidement. S’agissant de patients âgés, d’autres facteurs peuvent se surajouter: autres handicaps et sources de perte d’autonomie, difficultés de compréhension ou de mémoire, d’où l’importance d’inclure le médecin généraliste et l’équipe infirmière (en institution ou à domicile le cas échéant).