Pourquoi faut-il s’intéresser de près aux troubles visuels cachés ?

Iris Reckert est orthoptiste et experte en troubles neurovisuels. Son livre « Sehen findet im Gehirn statt » décrit comment les maladies neurologiques influencent la vision. Dans l’interview ci-après, elle évoque les défis posés par le diagnostic de troubles visuels et explique pourquoi il est essentiel de combiner neurologie et ophtalmologie.
Par Michel Bossart
Iris Reckert est orthoptiste et formatrice d’adultes. Depuis 1995, elle joue un rôle essentiel en promouvant l’intégration de l’orthoptie dans les domaines de la neuroréadaptation, du diagnostic et du traitement de troubles neurovisuels à la clinique de réadaptation de Zihlschlacht. L’an dernier, elle a consigné les conclusions tirées de sa longue expérience dans un livre intitulé « Sehen findet im Gehirn statt » (la vision a lieu dans le cerveau) destiné à servir de guide orthoptique pour la réadaptation des personnes souffrant de lésions cérébrales. Les affections neurologiques ayant souvent des répercussions sur la vision, « tactuel » a abordé avec l’auteur des questions liées à ces troubles de la vision, qui passent souvent inaperçus, et aux traitements envisageables.

Madame Reckert, à quelle fréquence observe-ton des troubles visuels lors de maladies neurologiques ?
Pour faire simple, je dirais souvent. Il est difficile de donner un chiffre précis. Nous estimons vraisemblable que 25 à 30 pour cent de toutes les affections neurologiques entraînent également des troubles visuels. Dans le cas des traumatismes crâniens, ce chiffre peut être plus élevé : 50 pour cent me semble réaliste. Une chose est sûre : les troubles visuels ne sont pas rares.
Dans quelles maladies sont-ils le plus présents ?
Dans le cas d’une attaque cérébrale, tout dépend de la zone d’approvisionnement touchée. S’il s’agit d’une zone d’approvisionnement postérieure ou d’une voie optique, il y aura des répercussions sur le champ visuel. Lors d’une lésion du tronc cérébral, c’est plutôt la mobilité des yeux qui est affectée. Dans les traumatismes crâniens, il n’est pas rare que des légions de cisaillement provoquent des troubles visuels, à savoir une réduction de l’oculomotricité et l’apparition d’une diplopie.
Et quelles sont les maladies dans lesquelles ils sont le plus souvent ignorés ?
Ce sont les symptômes, et non le trouble, qui ne sont pas reconnus. Je suis d’accord avec Einstein, qui a dit : « La théorie détermine ce que nous pouvons observer. » Autrement dit, en l’absence d’un concept théorique, nous ne pouvons pas reconnaître, examiner ni interpréter les symptômes qu’il provoque. De plus, certains troubles de la vision sont impossibles à observer sans moyens techniques.
Par exemple ?
Bien que les neurologues sachent que les infarctus postérieurs peuvent entraîner des troubles partiels du champ visuel, ils ne parviennent pas à les identifier avec des méthodes de dépistage simples, sans examens spécifiques. C’est notamment le cas des scotomes, ces taches en forme d’îlots survenant dans le champ visuel, qui sont très gênants pour les patients et peuvent parfois même compromettre l’aptitude à la conduite. Les troubles de l’oculomotricité en sont un autre exemple : si l’angle de strabisme n’est pas trop important, il n’est pas visible à l’oeil nu.
Comment les patients peuvent-ils contribuer à un diagnostic correct des troubles visuels ?
Le problème est que les personnes souffrant d’affections neurologiques ne sont souvent pas en mesure de fournir des informations adéquates. Après avoir subi une lésion cérébrale, elles vont généralement très mal et ne sont pas conscientes de leur maladie. Les symptômes sont certes présents, mais ils ne sont pas communiqués.
Votre livre « Sehen findet im Gehirn statt » est paru l’an dernier. Comment en êtes-vous arrivée à l’écrire et quel écho a-t-il reçu ?
Dans mon travail, j’ai constaté que l’orthoptie, l’ophtalmologie et la neurologie étaient trop éloignées les unes des autres. Les neurologues n’y connaissent pas grand-chose en matière d’yeux, et les ophtalmologues ne sont pas des neurologues. Je me suis dit qu’un livre pourrait aider à mettre en lumière ces interdépendances. J’ai alors trouvé une bonne maison d’édition intéressée par le projet, et même mon employeur m’a proposé des conditions propices à l’écriture. Le livre, sorti en 2023, a été agréablement bien accueilli. Il a fait l’objet d’articles dans des revues spécialisées et je reçois aussi des réactions positives de la part du public. La maison d’édition réfléchit actuellement à la possibilité de le publier en anglais…
À qui s’adresse votre livre ?
Il ne cible personne en particulier. Il s’adresse à tous les groupes professionnels qui ont affaire à des patients souffrant de maladies neurologiques : personnel soignant, médecins, physiothérapeutes, orthophonistes – chaque personne y puise les informations qu’elle juge importantes pour son domaine d’activité.
Dans la préface, vous dites qu’il existe une multitude de symptômes d’ordre neurovisuel très différents. Pouvez-vous nous en citer les plus fréquents ?
Je n’aime pas l’expression « trouble visuel » : les atteintes sont extrêmement variées. Mais les plus fréquentes sont certainement les restrictions du champ visuel. Viennent ensuite la difficulté à bouger les yeux, les paralysies et la vision double.
Et quels sont les symptômes plutôt rares que l’on ignore souvent ?
Les problèmes d’acuité visuelle, par exemple ; ils surviennent pour les raisons les plus diverses, notamment quand des nerfs sont endommagés ou qu’il y a du sang dans l’oeil.
Prenons l’exemple du Parkinson : quels sont les outils permettant de diagnostiquer des troubles visuels spécifiques à cette maladie ?
Il s’agit d’un examen orthoptique et ophtalmologique tout à fait normal. Il n’existe pas d’outil de diagnostic spécifique à la maladie de Parkinson. Mais là encore, l’affirmation d’Einstein s’applique : c’est la théorie qui détermine l’objet des analyses.
Il existe pourtant des douleurs oculaires ou des troubles visuels typiques de la maladie de Parkinson, notamment une sécheresse des yeux ou un larmoiement excessif. Que peut-on faire pour y remédier ?
Oui, c’est vrai. Comme les personnes atteintes de la maladie de Parkinson clignent généralement moins des yeux, ceux-ci s’assèchent. Paradoxalement, il arrive aussi qu’elles se mettent à larmoyer, ce qui s’explique par une détérioration de la qualité du liquide lacrymal causée par la sécheresse oculaire. L’oeil produisant de plus en plus de liquide, il finit par déborder. La solution : humidifier régulièrement et souvent les yeux à l’aide de larmes artificielles et cligner activement des yeux.
Que faire si les personnes concernées voient parfois ou toujours double ?
Les personnes atteintes de la maladie de Parkinson ont souvent une posture figée et un regard fixe. Elles ont tendance à regarder fixement vers le haut, sans cligner des yeux. Cette attitude peut provoquer une décompensation de strabismes latents et l’apparition d’une diplopie. Mon conseil en cas de vision double est de beaucoup cligner des yeux et de bouger ceux-ci d’avant en arrière. Le problème se corrige alors souvent tout seul.
La maladie de Parkinson peut aussi provoquer des hallucinations. Comment les gérer ?
Les hallucinations peuvent résulter d’un traitement médicamenteux et sont relativement fréquentes. Il faut bien expliquer aux patients qu’ils n’ont pas de problème psychiatrique. Je conseillerais d’aborder ouvertement le sujet.
Les personnes atteintes de la maladie de Parkinson font-elles systématiquement l’objet d’examens de dépistage des troubles visuels ?
Les comportements varient d’une personne à l’autre, comme dans la population normale : certains vont régulièrement chez l’ophtalmologue, d’autres non. Je pense que c’est justement à un âge avancé que des examens réguliers des yeux sont utiles. Ils sont d’ailleurs moins compliqués qu’une coloscopie par exemple…
Comment les possibilités de diagnostic ont-elles évolué ces dernières années ? Y a-t-il de nouveaux progrès techniques permettant de détecter plus rapidement ou plus précisément les maladies neurologiques ?
Aujourd’hui, le traitement neurologique aigu se fait beaucoup plus vite qu’il y a 30 ans, et dans des unités spécialisées en AVC. La rapidité de la prise en charge permet de réduire sensiblement les dommages causés par une attaque cérébrale. En ophtalmologie, il existe des examens de la rétine par tomographie en cohérence optique (OCT) qui sont très utiles et relativement récents. En orthoptie, il n’y a rien de fondamentalement nouveau. Une fois encore : il faut savoir ce que l’on cherche. Les méthodes de diagnostic sont bien établies, il suffit de les utiliser correctement.
Quel rôle les techniques d’imagerie comme l’IRM ou le scanner jouent-elles dans le diagnostic des troubles neurovisuels par rapport aux examens purement ophtalmologiques ?
Les deux se complètent. L’imagerie est importante pour diagnostiquer une éventuelle lésion cérébrale. Les ophtalmologues qui constatent un trouble visuel aigu reconnaissent souvent qu’il doit provenir d’une lésion cérébrale et adressent immédiatement les patients au service de neurologie.
Beaucoup de troubles de la vision sont souvent ignorés en raison de leur subtilité. Existe-t-il des méthodes de dépistage susceptibles d’aider les médecins dans la détection précoce de troubles visuels même discrets ?
Oui : il faut savoir ce que l’on cherche (rires). Plus sérieusement, les troubles du champ visuel, par exemple, ne sont identifiables avec des méthodes de dépistage que s’ils sont très prononcés. Les troubles plus discrets du champ visuel central sont souvent détectés à l’aide de la grille d’Amsler. En cas de trouble visuel difficile à établir, il faut tester s’il s’améliore lorsque l’on utilise un seul oeil. Si c’est le cas, on a clairement affaire à un problème de position de l’oeil.
Des contrôles réguliers, par exemple avec une OCT ou d’autres tests, permettent-ils de révéler à temps, voire de prévenir, certains troubles visuels liés à des maladies neurologiques ?
Non, pas de les prévenir. Un bilan ophtalmique peut toutefois fournir des indications sur l’état de vascularisation et donc sur un éventuel risque d’attaque cérébrale. De même, en cas de tumeurs à croissance lente, des anomalies révélées à l’OCT peuvent constituer des indices à un stade précoce. Il est donc clairement judicieux de se faire examiner régulièrement par un ophtalmologue.
Pour finir, une question personnelle : vous avez fait de l’oeil votre métier. Qu’est-ce qui vous fascine tant dans cet organe pair ?
Mon prénom est Iris : l’ophtalmologie m’a pour ainsi dire été transmise au berceau (rires). Par ailleurs, la diversité des troubles de la perception visuelle me fascine : l’ophtalmologie et l’orthoptie sont liées à la physiologie sensorielle. On y trouve des processus complexes qui dépendent les uns des autres. C’est un métier dans lequel je ne me suis jamais ennuyée.