Plateforme: Ouverture d’esprit et curiosité : des atouts déterminant
Jean Baldo, téléphoniste, hôtelier et formateur d’adulte, travaille actuellement au restaurant « blindekuh », à Zurich. Il y est affecté aux réservations et au service. Sa carrière professionnelle et ses projets l’attestent : il ne se laisse pas mettre les bâtons dans les roues parce qu’il est aveugle de naissance. Il s’est aimablement confié à tactuel en ce qui concerne sa carrière dans la gastronomie, ses objectifs à venir et l’intégration professionnelle.
Par Nina Hug
Monsieur Baldo, vous avez travaillé huit années durant comme téléphoniste et concierge à l’hôtel cinq étoiles Waldhaus, à Sils Maria. Par quel cheminement y êtes-vous arrivé ?
Après avoir suivi, à Baar, l’école spécialisée pour handicapés de la vue du Sonnenberg, j’y ai rejoint l’école de commerce où j’ai effectué une formation d’employé de commerce. Ensuite, j’ai passé une année à la Sehbehindertenhilfe, à Bâle, où j’ai fait une formation de téléphoniste chez Swisscom, tout en approfondissant mes connaissances en informatique. Un peu avant l’examen final, une enseignante de la Sehbehindertenhilfe m’a demandé si je connaissais l’Engadine. Je lui ai répondu par l’affirmative, car j’y suis souvent allé randonner avec mes parents. Elle a aussi voulu savoir si je connaissais Sils Maria et l’hôtel Waldhaus, ajoutant en riant qu’il était de toute façon temps que j’y postule. En effet, l’hôtel Waldhaus, qui venait d’acquérir un nouveau central téléphonique, cherchait un téléphoniste. L’installation pouvait être équipée de moyens auxiliaires pour aveugles. Je m’y suis donc rendu pour m’y présenter. Après deux heures d’entretien, l’hôtel Waldhaus était prêt à m’engager.
Comment avez-vous vécu la phase de recrutement ?
L’hôtel Waldhaus n’a pu m’engager que parce qu’il était géré comme une entreprise familiale et donc ouvert à l’idée d’engager une personne aveugle. Madame Dietrich et Monsieur Kienberger tenaient à me rencontrer personnellement. Ensuite, ils ont convaincu l’équipe de m’engager. Le concierge de l’époque – mon supérieur – était d’abord très sceptique et s’interrogeait quant à mon intégration dans l’entreprise. Pourtant, deux jours plus tard à peine, il s’est excusé d’avoir manifesté de la réticence à mon égard.
Avec l’hôtel Waldhaus, vous avez opté pour une carrière dans la gastronomie. Comment les choses se sont-elles passées après votre engagement ?
J’y ai travaillé six saisons comme téléphoniste. J’ai à cette occasion constaté que le domaine de l’hôtellerie me plaisait bien. J’ai donc voulu me spécialiser dans cette branche. Une collaboratrice de Gastro Suisse m’a alors conseillé de m’inscrire auprès de l’école hôtelière de Zurich. Monsieur Nussbaumer, le directeur de l’école, a accueilli favorablement ma demande. Cependant, il a voulu me parler pour savoir si cette formation me correspondait vraiment. Après notre entretien, il a consulté le corps enseignant. Au terme de deux jours de stage d’observation, toutes les parties prenantes étaient d’accord que je suive cette formation. Par contre, l’Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie (OFFT) n’a pas voulu reconnaître mon diplôme. Je n’étais pas d’accord de me contenter d’une quelconque attestation de présence, mais voulais un vrai diplôme. Pour l’OFFT, le problème provenait du fait que je n’avais pas pu suivre le stage en cuisine. Heureusement, la direction de l’école a pris ma défense, de sorte que j’ai pu commencer la formation. Peu avant l’examen final, j’ai reçu une lettre de l’OFFT confirmant la reconnaissance de mon diplôme, même sans le stage en cuisine. Ce qui importe, c’est que je sache en quoi consiste l’hôtellerie et que je puisse prendre part, en connaissance de cause, aux discussions avec mes supérieurs. De toute façon, je ne suis pas engagé pour faire la cuisine.
C’est à l’école hôtelière que vous avez fait la connaissance du restaurant « blindekuh ». Quelle importance cette entreprise a-t-elle eue pour votre formation ?
J’ai pu effectuer mon premier stage au bureau du personnel du restaurant de l’aéroport. Ensuite, la « Blindekuh » s’est tout naturellement présentée à moi, avec ses emplois dans le service aménagés tout exprès pour les personnes aveugles et malvoyantes. C’est d’ailleurs là que j’ai passé mes examens dans le domaine du service. L’expert est venu au restaurant, où il a pris, tant bien que mal, des notes dans le noir. Sa seule objection : un conseil trop sommaire quant aux vins accompagnant les mets. Or, cela s’explique par le fait que les hôtes choisissent déjà le vin lorsqu’ils étudient le menu, avant d’être plongés dans l’obscurité.
Votre formation terminée, vous êtes retourné deux ans à l’hôtel Waldhaus. Avez-vous été affecté à de nouvelles tâches ?
Oui, l’hôtel Waldhaus est venu me rechercher. De nouvelles tâches m’ont été confiées et j’ai également pu remplacer à plusieurs reprises le concierge qui m’avait vivement recommandé de suivre l’école hôtelière.
Après deux années comme concierge, j’ai suivi une formation de formateur d’adultes. Je m’y étais déjà intéressé lorsque je fréquentais l’école hôtelière. Nous avions dû rédiger un travail de fin de stage sur la manière de donner des instructions à d’autres. J’y ai pris beaucoup de plaisir. Parallèlement à mes cours, j’ai expliqué au personnel de l’hôtel comment utiliser le central téléphonique. J’ai également formé des employés d’autres établissements à la gestion des réclamations. Mandaté par Gastrosuisse, j’interviens aussi dans un module de la formation de réceptionniste.
On dirait que dans votre parcours professionnel, tout a marché comme sur des roulettes. N’avez-vous jamais essuyé de refus en raison de votre handicap ?
Bien sûr que si, j’ai aussi reçu des réponses négatives sur le marché libre de l’emploi, où je n’ai pas échappé à des remarques du genre : vous travaillez au restaurant « blindekuh ». C’est vraiment l’endroit idéal pour vous. Ou encore : vous avez droit à l’AI. Si nous ne vous engageons pas, vous pouvez toujours leur demander une rente. Parfois, les employeurs expriment des craintes bien réelles, du style : « Votre engagement va certainement engendrer des frais pour nous ». L’obstacle réside souvent dans la méconnaissance de l’employeur. L’engagement d’une personne handicapée de la vue n’est pas possible sans une certaine ouverture d’esprit, sans un brin de curiosité de la part des collègues, du supérieur et de l’employeur.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Depuis cinq ans, je travaille à 80 % pour « blindekuh ». Je voudrais toutefois évoluer. Je suis intéressé par une formation de coach / consultant, que je pourrais suivre à l’Institut pour les impulsions systémiques (ISI), à Zurich. Par contre, il me manque des cas pratiques, éléments indispensables à cette formation. Pour commencer, je vais donc développer mon activité de formateur afin de réunir des cas concrets en vue de ma formation.
« Blindekuh » fête ses vingt ans
Créé à Zurich en 1999 par la fondation blindekuh, les restaurants dans le noir du même nom, qui offrent de précieux emplois aux personnes handicapées de la vue, ont maintenant pignon sur rue sur le marché de la gastronomie. La fondation a à nouveau pu conclure l’exercice 2018 avec des chiffres noirs dans ses deux exploitations de Zurich et de Bâle. Aujourd’hui, elle emploie au total 57 collaborateurs, dont 22 sont aveugles ou malvoyants. De sa création en 1999 à nos jours, le restaurant « blindekuh » de Zurich a accueilli 510‘000 visiteurs et celui de Bâle, ouvert en 2015, 185‘000 personnes. Le chiffre d’affaires total de la fondation, s’élève, après vingt ans, à CHF 58,5 millions.