« Les perceurs de cataracte étaient très demandés »
Entretien avec le Dr Hubert Steinke, professeur à l’Institut d’histoire de la médecine à Berne
par Ann-Katrin Gässlein
Monsieur le professeur, quand, dans l’histoire de l’Humanité, la première opération de la cataracte a-t-elle eu lieu ?
Dans la littérature, nous trouvons une première référence à une thérapie de la cataracte dans le Code de Hammurabi, un recueil babylonien de codes de loi datant du 18e siècle avant Jésus-Christ. Cette source remonte à la Mésopotamie antique. Elle était rédigée en écriture cunéiforme et libellée comme suit : « Si un médecin pratique une grave opération sur un notable avec une lancette de bronze et qu’il sauve la vie de cet homme, ou s’il ouvre l’arcade sourcilière d’un notable avec une lancette de bronze et sauve son oeil, il prendra 10 sicles d’argent. »Cela ressemble beaucoup à une opération de cataracte même si ce n’est pas dit explicitement. Cette source est vieille de près de 4000 ans.
Ce type de traitement existait-il aussi dans d’autres cultures ?
L’opération a été décrite aussi bien dans l’Inde antique que dans la Grèce antique. Le mot cataracte renvoie également à la médecine antique et signifie « chute d’eau ». L’expression s’inspire de la doctrine selon laquelle toutes les fonctions du corps émanaient d’un flux de fluides. Ainsi est née l’idée d’une opacité de l’oeil en raison de liquides coulant du cerveau dans l’oeil. Le concept anatomique n’était pas correct, mais la méthode thérapeutique de l’opération de la cataracte était déjà connue, comme en Mésopotamie.
Quand le perçage de la cataracte est-il apparu en Europe ?
De nombreux textes grecs n’ont été lus et agréés en Europe qu’à partir de la Renaissance, grâce à des traductions de textes arabes. Ceux-ci décrivaient la cataracte avec une précision de chirurgien.
A partir des 13e et 14e siècles, la recherche médicale connut un essor florissant en Europe : d’une part, la chirurgie était appréciée et le perceur de cataracte jouissait d’un grand renom partout en Europe et, d’autre part, la médecine académique avançait rapidement.
La chirurgie et la médecine n’allaient pas forcément de pair ?
Au Moyen Âge, la médecine académique et la chirurgie artisanale étaient complètement séparées. Les perceurs de cataracte suivaient un apprentissage. Bien entendu, tous les cas de figure existaient, allant des charlatans aux personnes avec des connaissances techniques de haut niveau. D’ailleurs, il existait aussi différents métiers dans le domaine de la chirurgie : les calculs vésicaux par exemple étaient opérés par des tailleurs de pierres.
Comment faut-il imaginer ces perceurs de cataracte ?
Le peuple avait tout intérêt à ce que de tels artisans passent de temps à autre dans les villes et villages et traitent ces maladies. Il fallait faire vite, les antidouleurs n’existaient pas, raison pour laquelle les perceurs étaient très demandés. Un perceur ou tailleur installé sur place aurait été au-dessus des moyens des gens. Ces artisans passaient donc de villages en villages, de ville en ville. Après les opérations, ils ne s’en allaient pas tellement parce qu’ils craignaient des complications dues à la qualité discutable de leur travail, mais plutôt parce que les déplacements faisaient partie de leur sort.
Comment le perçage de la cataracte se pratiquait-il jadis ?
Pendant très longtemps, la méthode n’a pour ainsi dire pas évolué. Une aiguille pointue était insérée latéralement dans l’oeil pour abaisser le cristallin dans le corps vitré. L’oeil captait ainsi à nouveau la lumière, mais manquait d’acuité et était incapable d’accommodation. Pour voir au loin, la personne opérée avait besoin de lunettes spéciales, dont les verres ressemblaient à des fonds de bouteille. Malgré tout, le perçage de cataracte constituait un progrès majeur pour les gens de l’époque : une intervention relativement peu compliquée permettait de retrouver au moins un peu d’acuité visuelle.
Les complications n’étaient-elles pas fréquentes ?
Suivant l’état de l’oeil, le cristallin pouvait remonter ou flotter librement dans l’oeil. Il arrivait que la masse gélatineuse du corps vitré fuie. L’infection onstituait certainement le principal danger. Elle pouvait entraîner une cécité complète et irréversible, voire une septicémie.
Existe-t-il des cas avérés d’une telle évolution ?
On dit que Jean Sébastien Bach aurait connu ce destin. Il fut opéré par un perceur de cataracte réputé, devint complètement aveugle et mourut peu après, selon la théorie, justement suite à une infection. Mais l’on ne le sait pas avec certitude.
Quand la méthode du perçage de la cataracte changea-t-elle ?
Dès le milieu du 18e siècle, le chirurgien français Jacques Daviel tenta d’extraire le cristallin du globe. Cette méthode présentait des avantages et des inconvénients. D’une part, le cristallin ne se
trouvait plus dans l’oeil et ne posait plus problème, d’autre part, il fallait une incision plus grande, ce qui augmentait les risques de fuite de liquide et d’infections. Le procédé nécessitait une bon dextérité technique. Daviel est supposé avoir exécuté 500 opérations en dix ans, dont 90 pour cent auraient réussi. Vers 1900, alors que la chirurgie se professionnalisait, commença une période d‘expérimentation.
Fallait-il retirer tout le cristallin ou seulement le centre (opacifié) ? Quels médicaments fallait-il administrer pour accompagner l’opération ?
Chacun développa sa méthode personnelle. Mais les ophtalmologues sont des individualistes et, jusqu’à la seconde guerre mondiale, les opérations de la cataracte n’évoluèrent guère.
Quelle fut donc la prochaine étape majeure ?
Ici, l’histoire de la médecine connut un coup depouce passionnant. Pendant la seconde guerre mondiale, Herold Ridley avait rencontré des blessures
oculaires chez les pilotes de bombardiers britanniques. Ceux-ci avaient des bouts de plexiglas dans l’oeil, qui ne les rejetait pas et ne s’infectait pas non plus. Ridley en conclut qu’il devait être possible de fabriquer des lentilles artificielles en plexiglas. Au début, le matériel était trop lourd et le taux de réussite faible. Mais les progrès se firent à pas de géant et un nouveau cristallin pouvait désormais être posé. Sans cette découverte fortuite, l’opération de la cataracte n’aurait que difficilement pu évoluer.
Je vous remercie de cet entretien.