Cybathlon 2024

Six hommes posent face à l’objectif, un drapeau suisse en arrière-plan. Tous portent un T-shirt blanc avec l’inscription « Sight Guide » et une carte de participation autour du cou. Certains ont l’air déçus, mais sourient tout de même.
« Sight Guide » avec le responsable de l’équipe Alexander Wyss (2e depuis la g.) et le pilote Lukas Hendry (3e depuis la g.). / Photo: MAD

Lors de l’édition 2024 du Cybathlon, une compétition qui confronte la technologie au quotidien, les épreuves ne se sont pas seulement jouées sur la vitesse, mais aussi, et surtout, sur l’innovation. Avec son système de « Vision Assistance », l’équipe suisse « Sight Guide » a concouru dans la catégorie « VIS » (déficience visuelle), où elle s’est adjugé la troisième place, malgré des problèmes techniques. Cependant, dans quelle mesure les innovations présentées dans ce type de compétition seront-elles utiles au quotidien ?

Par Michel Bossart, rédaction tactuel

Fin octobre 2024, des sportifs en situation de déficience se sont rassemblés à la patinoire du Schluefweg, où les hockeyeurs professionnels du EHC Kloten courent habituellement après le puck, pour faire la chasse aux points. Un parcours proposant dix postes à franchir le plus rapidement et avec le moins de fautes possible y avait été installé. L’équipe « Sight Guide » était emmenée par Alexander Wyss, ingénieur et doctorant de la Haute école zurichoise de sciences appliquées (ZHAW). Le Cybathlon a lieu tous les quatre ans. Cette troisième édition était la première à organiser un concours pour des personnes en situation de déficience visuelle.
Le Cybathlon est un projet à but non lucratif de l’ETH de Zurich qui se veut une plateforme destinée à inciter les réseaux de développeurs du monde entier à mettre au point, avec et pour les personnes en situation de déficience, des technologies d’assistance adaptées à un usage au quotidien. Lors d’une journée de compétition, les équipes de développeurs issues d’universités, d’organisations non gouvernementales et d’entreprises à but non lucratif doivent exécuter diverses tâches de la vie quotidienne à l’aide de leurs nouvelles technologies d’assistance. « Mon professeur aveugle a eu l’idée, en collaboration avec l’ETH et l’Université de Zurich, de constituer une équipe ‹ vision › pour participer au Cybathlon », raconte Alexander Wyss, en précisant qu’il était très enrichissant d’avoir pu bénéficier de la somme du savoir-faire de trois établissements de recherche différents. Très vite, l’équipe a trouvé un pilote en situation de handicap visuel prêt à courir pour elle : Lukas Hendry. Ce fribourgeois, ancien spécialiste du saut en longueur et athlète aux jeux paralympiques, a été impliqué très tôt dans le développement du système de « Vision Assistance » zurichois.

Un harnais truffé de haute technologie
Le système de « Vision Assistance » dont était munie l’équipe suisse est certes un fleuron de la technologie, mais son utilité au quotidien laisse à désirer. Pour l’essentiel, le système comprend deux caméras et un ordinateur que le pilote porte sur le dos et sur le ventre, tel un harnais militaire. Le système analyse l’environnement de son porteur, y décèle les divers obstacles et transmet au pilote ses informations par des signaux sonores et vibrants afin qu’il sache comment agir pour remplir sa mission avec succès. « Nous n’avons jamais prétendu concevoir un outil adapté à un usage quotidien », explique Alexander Wyss. « En tant qu’ingénieurs et chercheurs, nous nous sommes surtout attachés à concevoir des techniques susceptibles d’intéresser des jeunes entreprises qui se chargeraient à leur tour d’en poursuivre le développement jusqu’à les rendre commercialisables. » « Nous nous sommes d’abord demandé comment résoudre techniquement un problème donné. Ensuite, nous en avons parlé avec notre pilote », poursuit-il. Après avoir reçu le feu vert de ce dernier, l’équipe a passé à la réalisation du produit, sous la supervision continue de Lukas Hendry.

Obstacles et tactiques
Revenons-en au week-end de Cybathlon de fin octobre 2024 : le parcours érigé pour la catégorie VIS comprenait dix postes. La première tâche du pilote consistait à servir une boisson et à porter une assiette de soupe sans rien renverser. Au deuxième poste, sa consigne était de trouver un nom donné sur une sonnette et de sonner. Parmi ses autres missions, il fallait trouver un siège libre ou repérer des articles donnés dans les rayons d’un magasin, ou encore traverser une pièce sans toucher aucun objet. L’épreuve qui l’attendait au sixième poste consistait à localiser certains objets, comme une fourchette tombée au milieu d’un groupe. Ensuite, les participants devaient suivre un chemin étroit sans s’en écarter, reconnaître diverses couleurs et teintes, se servir d’un écran tactile et commander un produit spécifique.

Ne pas risquer un zéro
Si le pilote parvenait à faire une tâche sans faute, l’équipe obtenait 10 points. Il suffisait d’une erreur minime pour n’en obtenir aucun. « Pour des raisons tactiques, nous avons décidé que Lukas Hendry ne remplirait que huit missions sur dix », explique Alexander Wyss, soulignant qu’ils avaient conçu des solutions techniques pour tous les postes. « Nous avons par exemple renoncé à faire suivre au pilote le chemin étroit ou à lui faire ramasser des objets tombés. » En effet, le risque d’erreur était trop élevé et le facteur temps déterminant. Il valait mieux ne pas risquer un score de zéro point. « A la fin du parcours, c’est l’équipe qui engrange le plus de points qui gagne et non celle qui dispose de la meilleure technologie », résume Alexander Wyss.
Dix équipes ont concouru dans la catégorie « VIS ». Avec 20 points à son actif, la Suisse s’est classée troisième, derrière la France (30 points) et la Hongrie (70 points), alors qu’après le tour de qualification, la Suisse était en tête avec 70 points. Alexander Wyss relativise : « Le Cybathlon n’est pas comparable à un match de la ligue des champions où l’équipe perdante pleure tant et plus. » A la fin de la manifestation, les équipes se sont félicitées, échangeant des astuces techniques pour résoudre certains problèmes ; « les échanges entre chercheurs, ingénieurs et pilotes sont toujours constructifs et amicaux. »

Quand la technique fait grève
Alexander Wyss déplore que la caméra principale ait déclaré forfait, surtout au moment de la finale, empêchant un classement encore meilleur. « Durant l’entraînement, nous avons souvent eu à en découdre avec des problèmes techniques, mais nous parvenions vite à réparer les erreurs et à trouver des solutions. La caméra nous a lâchés au plus mauvais moment. » Pourtant, l’équipe peut être fière d’elle. Outre une place sur le podium, elle a reçu du jury interdisciplinaire le « Innovation & Usability Award » ainsi qu’une distinction pour avoir obtenu le maximum de 70 points, toutes courses confondues, et battu le record de vitesse dans quatre tâches. Une nouvelle participation de « Sight Guide » au Cybathlon dans quatre ans semble peu probable. « Chacun reprendra sa route : certains termineront leurs études dans la recherche et l’ingénierie et céderont leur place à la relève. C’est très bien ainsi », estime Alexander Wyss.

Le Cybathlon incarne un monde sans barrières. Mais comment réussir à transposer les innovations de la compétition dans la réalité ?


Cinq questions à Anni Kern, codirectrice du Cybathlon

Anni Kern / Photo: Alessandro Della Bella

Comment vous assurez-vous que les technologies développées au Cybathlon répondent vraiment aux besoins des personnes aveugles ?
En collaboration avec les équipes qui y participent. Nous publions le règlement et les missions à accomplir environ trois ans avant l’événement. Les premières équipes ne tardent pas à nous poser des questions et à nous indiquer comment faire pour que les tâches reflètent mieux l’utilisation de ces innovations au quotidien. Lors de l’élaboration des épreuves, nos premiers échanges ont lieu avec les utilisatrices et les utilisateurs, c’est-à-dire avec les personnes concernées ellesmêmes. Il est clairement impossible de réussir à rendre les tâches compatibles à 100 % avec la réalité du quotidien. Il arrive que certaines approches soient spécifiquement conçues pour obtenir des points au Cybathlon, mais ces solutions peuvent aussi être intéressantes à développer.

Selon vous, y a-t-il un risque que ce type d’événements se réduise à un spectacle, au détriment de solutions visant le long terme, pour le plus grand nombre ?
Dans le monde universitaire, beaucoup de « concours » visent à trouver des solutions. En Suisse, des groupes d’étudiants organisent notamment des « hackathons » durant lesquels ils développent, l’espace d’un week-end, des solutions pour les personnes en situation de déficience. L’idée du Cybathlon consiste précisément à utiliser ce côté spectacle pour promouvoir les bonnes solutions. Chaque équipe participant au Cybathlon est sous les feux des projecteurs. L’interaction homme-machine doit être réglée comme une horloge. De fait, le Cybathlon, comme les hakathons, informe et sensibilise aussi les gens qui n’ont aucun contact avec la technique, ni avec les personnes concernées. Il est important pour l’ETH d’ouvrir un dialogue, de montrer les chances et les limites de la recherche et du développement et d’échanger sur des questions essentielles pour la société.

Comment faire le lien entre un prototype testé en compétition et un produit commercialisable et convivial pour l’utilisateur ?
Le Cybathlon est une plateforme qui encourage les équipes de chercheurs et de développeurs du monde entier à concevoir des produits pour les personnes en situation de handicap ou à poursuivre le développement de produits existants et à les tester. Sans cette compétition, qui sait, ces produits ne seraient peut-être jamais testés ni validés par les utilisatrices et utilisateurs concernés et leur chance d’arriver sur le marché serait réduite à néant. En tant que haute école, nous n’avons aucun impact sur le développement d’un prototype ou d’un produit à partir d’un sous-système, ni sur la reprise d’une idée par une entreprise. Néanmoins, quelques produits développés pour le Cybathlon, notamment le fauteuil roulant suisse Scewo, ont déjà été commercialisés.

Les personnes aveugles ont des besoins fort différents. Comment la technologie y répond-elle ?
A des fins inclusives, le Cybathlon s’efforce d’adopter des critères aussi vastes et généraux que possible en termes de technologie et de handicap. Ainsi, les concepteurs ont une grande marge de manoeuvre pour innover. Le développement des appareils se fait naturellement en collaboration avec le pilote. Le prototype est donc adapté sur mesure à ses besoins. Un design centré utilisateur est une condition sine qua non pour développer des appareils adéquats. Sans itération avec l’utilisateur, il y a peu de chance d’élaborer un système d’assistance viable au quotidien.

Selon vous, quelle est la plus importante plus-value d’un tel événement : l’innovation technologique ou la sensibilisation à la réalité quotidienne des personnes concernées ?
A mon avis, l’interaction entre les deux : la fascination pour les nouvelles technologies comme pour le soutien qu’elles apportent au quotidien aux personnes concernées. C’est une révélation pour les étudiants et le public, mais aussi pour les personnes qui utilisent les systèmes créés.