Il n’y a pas de solution miracle, mais aborder les problèmes aide à avancer
Entretien avec Domenica Griesser
Domenica Griesser, travailleuse sociale saint-galloise à la retraite, a aidé toute sa vie professionnelle durant des personnes déficientes visuelles à accepter leur handicap et à apprendre à le gérer. Dans cet entretien, cette femme de 64 ans explique les raisons pour lesquelles elle aimait tant son métier, s’interroge sur les avantages ou les inconvénients que représente son propre handicap à cet égard et évoque les motifs qui retiennent (trop) longtemps les patientes et les patients d’aller dans un service de consultation.
Par Michel Bossart
Mme Griesser, avez-vous vécu votre propre déficience visuelle comme un avantage ou un inconvénient dans votre travail auprès des personnes aveugles ou malvoyantes ?
En tant que travailleuse sociale, j’avais avant tout à coeur d’être professionnelle dans ma manière d’apporter des conseils. Il est vrai qu’être soimême concernée peut parfois constituer une qualification clé : de nombreux clients et clientes y voyaient un avantage, parce qu’ils pouvaient partir du principe que je savais vraiment ce dont je parlais. Mais ma vie n’est pas leur vie. Chaque personne est différente et puise dans son propre potentiel de ressources. Ma tâche consistait à identifier ces ressources et à les renforcer.
N’étiez-vous pas souvent un modèle pour les autres personnes concernées ?
Bien sûr, on m’a souvent demandé comment j’avais moi-même surmonté telle ou telle situation. Et je partageais volontiers mes expériences avec ma clientèle. Mais il était important pour moi de souligner que ma manière de faire n’était qu’une possibilité parmi d’autres de gérer la situation. Nous sommes toutes et tous des individus avec des façons diverses de traiter et digérer les choses.
Était-ce pour vous un avantage d’avoir vousmême une déficience visuelle ?
En fin de compte, c’est probable, car j’osais appeler un chat un chat et entrer directement dans le vif du sujet là où d’autres auraient peut-être tourné autour du pot. J’ai toujours abordé les gens de front, y compris sur des sujets délicats.
Par exemple ?
Par exemple, les conséquences directes de la déficience visuelle sur l’entourage de la personne concernée, et notamment les problèmes interpersonnels qu’elle peut engendrer. Ou la question de savoir comment se comporter dans l’espace public. Ou au restaurant : a-t-on peur que tout le monde nous observe pendant le repas ? Va-t-on même jusqu’à éviter ce genre de situation ? Ou à l’inverse : utilise-t-on son propre handicap pour obtenir quelque chose ? Est-il devenu un prétexte confortable, en ce sens que je ne vais même pas essayer puisque d’autres le feront pour moi ? Il m’a toujours paru important de soulever ces questions délicates et il me semblait que mes collègues avaient moins tendance à le faire.
De manière générale, quels étaient les besoins les plus urgents de votre ancienne clientèle ?
La plupart était à l’AVS et souffrait d’une dégénérescence maculaire, tout en ayant conservé un potentiel de vision. Pour ce groupe de personnes, il était important de pouvoir retrouver des activités du quotidien, comme lire le journal, tricoter ou traiter soi-même son courrier. Chez certaines personnes, le fait d’être limité dans sa capacité à accomplir des actes de la vie courante entraînait aussi un état dépressif. C’était rare, mais cela arrivait. Je les ai accompagnées dans leur processus de deuil en m’efforçant de travailler avec elles à l’amélioration de leur qualité de vie.
Les personnes dont la déficience visuelle est liée à l’âge attendent souvent trop longtemps avant de s’adresser à un service de consultation. Êtesvous aussi de cet avis ?
Oui, c’est vrai : c’est probablement dû au fait qu’elles sont mal informées. À Olten, où je travaillais, il y avait de nombreux cabinets et cliniques d’ophtalmologie. Nous avons essayé d’inviter le corps médical pour le sensibiliser à notre activité et à l’importance de recommander un service de consultation. Certains nous ont entendus, mais pas la majorité. Je ne peux m’empêcher de penser que, pour de nombreux médecins, leur travail se limite aux aspects médicaux. Or, avec une déficience visuelle, c’est tout le projet de vie qui est bouleversé !
Beaucoup d’entre elles finissent tôt ou tard par pousser la porte d’un service de consultation : quels sont les déclencheurs qui les conduisent à franchir ce pas ?
Les déclencheurs sont très divers. Souvent, c’est le fait de ne plus oser quitter la maison ou de ne plus voir les produits lorsque l’on fait ses courses, de ne plus pouvoir lire son courrier ou même les journaux ou les magazines. La plupart des personnes concernées avaient déjà consulté des ophtalmologues et étaient d’avis qu’il n’y avait de toute façon rien à faire. Ce n’est vraiment que lorsque ça n’allait plus, qu’elles se décidaient à aller demander de l’aide.
Selon vous, quel est le moment idéal pour chercher de l’aide ?
Il n’y a pas de moment idéal en tant que tel. Au début d’une dégénérescence maculaire, bien des personnes peuvent encore conduire et ne souffrent pas d’une dégradation de leur qualité de vie. Il serait judicieux de prendre contact avec un service de consultation dès que l’on se rend compte que l’on est limité dans ses activités quotidiennes. Parfois, de simples moyens auxiliaires, comme une loupe de lecture ou des lunettes dotées d’un filtre, apportent déjà une nette amélioration de la qualité de vie. Et lorsque la situation continue à se péjorer, le contact est déjà établi, et il est facile de prendre rendez-vous pour un nouvel entretien.
Que dire aux personnes présentant un début de déficience visuelle liée à l’âge pour les encourager à demander des conseils suffisamment tôt ?
Là non plus, il n’y a pas de recette miracle. Ce qui est important, c’est d’oser aborder le sujet. Par exemple en disant : « J’ai remarqué que tu ne trouves plus les choses sur la table ou que tu tends la main à côté de ton verre. Ai-je raison de croire qu’il y a quelque chose qui cloche ? » À partir de là, il est possible de proposer de l’aide et notamment de demander si la personne souhaite que l’on cherche ensemble des solutions pour améliorer la situation. La recette consiste à évoquer le problème. Il ne faut toutefois pas être déçu si la première réaction est de dire que tout va bien. Au début, beaucoup de gens ont de la peine à admettre la situation et essaient de cacher leur handicap ou de le nier.
Quel est le rôle des ophtalmologues, des opticiens et du travail social dans le parcours d’une patiente ou d’un patient atteint d’une déficience visuelle ?
Lorsque les personnes s’adressent à nous, elles ont généralement déjà toutes un long périple derrière elle : elles sont allées chez l’ophtalmologue, chez l’opticienne, ont fait de l’ergothérapie et se sont peut-être retrouvées aux urgences à la suite d’un AVC oculaire. Souvent, elles ne sont plus aussi enclines à essayer autre chose. D’abord, parce que du point de vue médical, il n’y a plus rien à faire. D’où l’importance d’accompagner la personne concernée et ses proches, même si d’autres services ou spécialistes sont impliqués. Il faut assurer la gestion du cas ou sa coordination. C’est là un élément majeur du travail social.
Une étude récente révèle que seuls 12 pour cent des patientes et des patients dirigés vers un service de consultation par leur ophtalmologue s’y sont vraiment rendus. À votre avis, comment s’explique un pourcentage aussi bas ?
J’imagine aisément que ce pourcentage est correct. Les raisons sont multiples : peut-être que les personnes concernées n’ont pas compris ce que l’ophtalmologue attendait d’elles, ce qui arrive souvent chez les personnes âgées en particulier, soit parce qu’elles n’entendent plus bien soit parce que, stressées par la discussion, elles ne sont pas en mesure d’en saisir le sens. Peut-être qu’on ne les a pas informées des possibilités de soutien que le service est à même de proposer et qu’elles ne savent pas du tout où on les envoie. Il peut aussi s’agir d’une tactique d’évitement : l’ophtalmologue l’a certes dit, mais je ne le crois pas. Ou peut-être qu’au moment du diagnostic, il n’y avait pas encore de limitation fondamentale au quotidien ; ou c’est tout simplement dû à un sentiment de honte. Enfin, cela peut être lié à un manque de mobilité : si je n’ai personne pour m’accompagner, je ne sors plus de la maison. C’est pour cela que je trouve important d’être à deux lors de ce type d’entretien : quatre oreilles entendent tout simplement mieux que deux.
Y a-t-il des moments dans votre vie professionnelle que vous avez vécus comme des épisodes particulièrement enrichissants ?
J’ai mis beaucoup de coeur et d’engagement dans mon travail auprès des personnes que j’ai accompagnées sur leur chemin et j’ai toujours apprécié de découvrir comment les gens parvenaient à exploiter leurs propres ressources et à gérer leur déficience visuelle. Certaines personnes âgées ont même encore appris l’écriture braille. Ne serait-ce que pour pouvoir à nouveau jouer au jass. Je me souviens avec plaisir du cas d’un client que le handicap visuel avait plongé dans une profonde dépression. Après un an et demi, il a repris pied et retrouvé la joie de vivre. Ce sont vraiment des beaux moments dans la vie d’une travailleuse sociale.
À l’inverse, vous avez certainement vécu des situations frustrantes. Lesquelles ?
(Elle rit) Oui, où n’y en a-t-il pas… ?! Heureusement, les moments joyeux étaient plus nombreux. Ce que je trouvais frustrant, par exemple, c’est quand des clientes ou des clients refusaient d’essayer quelque chose. Un moyen auxiliaire, par exemple. Il me fallait alors admettre qu’ils n’étaient pas encore prêts et espérer qu’ils reviennent un jour, quand le bât blesserait vraiment. Je devais accepter leur décision. Cela peut créer des frustrations, mais je ne pouvais et ne voulais pas les forcer…
Vous êtes à la fois du métier et vous-même concernée : à quels moyens auxiliaires et à quel type de conseils avez-vous vous-même recouru ?
Quand j’ai perdu la vue, alors que j’étais encore jeune, j’ai fait appel à un service d’orientation professionnelle et me suis adressée à l’AI pour bénéficier des moyens auxiliaires techniques nécessaires. Aujourd’hui, j’utilise la synthèse vocale, l’écriture braille et un scanner. Et bien sûr mon chien-guide. Cela fait 40 ans que je compte sur l’aide de chiens. De plus, j’utilise ma canne longue, et naturellement mon iPhone. Le téléphone portable fait déjà tellement partie intégrante de ma vie que j’oublie à quel point son aide m’est précieuse.
Imaginons que vous puissiez apporter un changement immédiat au domaine du système social suisse applicable au handicap visuel, que modifieriez- vous ?
Je supprimerais l’esprit de clocher. J’ai toujours mis la collaboration interdisciplinaire au premier plan : nous pouvons toutes et tous bénéficier les uns des autres ! En fin de compte, l’exploitation des synergies entre nous, les spécialistes, est un véritable atout pour les clientes et les clients.