Les bâtisseurs de ponts
Les processus de recrutement hautement complexes ainsi que les préjugés sont autant susceptibles d’exclure les personnes handicapées de la vie professionnelle que quelques marches d’escaliers devant leur lieu de travail. En cette période de pénurie de main d’œuvre, un changement de mentalité devient impératif. Pour être efficace, la politique suisse de l’emploi doit exploiter pleinement les ressources du pays en termes de main d’œuvre en tablant sur l’inclusion de tous les groupes de travailleurs. Avec son label iPunkt, l’association bâloise Impulse montre des pistes à suivre.
Par Andrea Eschbach
Le marché suisse du travail est en plein essor. Pour la première fois depuis près de onze ans, le nombre de chômeurs a passé au-dessous du seuil de 100’000 personnes, a indiqué le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) en juillet 2019. En Suisse règne donc quasiment le plein emploi. Or, qui dit plein emploi dit aussi manque cruel de main d’œuvre spécialisée. Afin de combler cette lacune, la plupart des experts proposent en général quatre solutions : plus d’immigration, plus de femmes dans la vie professionnelle, une baisse du chômage et un âge de la retraite flexible. Reste une autre possibilité, souvent négligée : engager sur le marché primaire du travail davantage de personnes handicapées qualifiées, à l’instar de Carola Bivona. Atteinte d’une maladie héréditaire, la dystrophie rétinienne mixte (des bâtonnets et des cônes), elle a longtemps cherché un emploi. « Trouver un emploi n’a pas été sans mal », explique-t-elle. « Dès que les employeurs étaient au courant de mon handicap visuel, j’étais mise hors circuit. »
Carola Bivona n’est de loin pas un cas isolé. En effet, les données publiées en 2017 par l’Office fédéral de la statistique (OFS) montrent qu’en Suisse, 75 % de personnes handicapées participent à la vie professionnelle, contre 88,4 % de personnes non handicapées. Lorsque les personnes en situation de handicap aspirent à faire carrière, elles ne rencontrent pas seulement, à l’école ou à l’université, des barrières concernant l’infrastructure et les logiciels. Bien trop souvent encore, le plus grand obstacle provient du manque de compréhension et des préjugés de l’employeur. Nicole Bertherin, codirectrice de l’association Impulse, précise que cela commence déjà dès le recrutement : « Fréquemment, les offres d’emploi publiées sur internet par les entreprises ne sont pas conçues sans barrières. » Le manque de connaissances concernant certaines formes de handicaps conduit à une mise à l’écart rapide d’une lettre de candidature. Lorsque des demandeurs d’emploi sont convoqués à un entretien, celui-ci se concentre sur le handicap de la personne plutôt que sur ses qualifications.
La Loi fédérale sur l’égalité des personnes handicapées règle exclusivement les rapports de travail des employés en situation de handicap au sein de l’administration fédérale, c’est-à-dire des pouvoirs publics. Aucune protection contre la discrimination n’existe dans le secteur privé.
Une charte contre la discrimination
C’est précisément là qu’intervient Impulse, organisation reconnue d’utilité publique. Fondée en 2011, l’association entend promouvoir l’inclusion des personnes handicapées dans le monde du travail et la société. Elle est l’initiatrice de la charte iPunkt, qui prône le travail pour les personnes handicapées. Ce réseau d’employeurs s’engage à créer des emplois pour les personnes handicapées sur le marché primaire du travail, à sensibiliser les employeurs et à soutenir les entreprises dans leurs efforts pour éliminer les barrières. En signant cette charte, les employeurs montrent que pour eux, l’égalité des chances n’est pas un vain mot et qu’ils évaluent les offres de personnes handicapées en fonction de leurs qualifications. La charte offre à ses signataires un soutien pour les questions relevant de l’intégration, ainsi que des possibilités d’échange de connaissances spécifiques sur le handicap et d’expériences entre employeurs certifiés. « Les employeurs adhèrent donc à un réseau fort d’acteurs issus d’instances économiques, politiques et sociales. Ensemble, ils conjuguent leurs efforts afin de donner plus de chance aux personnes handicapées dans le monde du travail », explique Nicole Bertherin.
Créé en 2013, le label iPunkt est décerné à des employeurs qui engagent, ou continuent à occuper, des personnes en situation de handicap ou de maladie chronique. Chargée d’attribuer ce label, Impulse exige le respect de certains critères contraignants, dont l’engagement d’au moins une personne handicapée aux conditions du marché primaire du travail. De plus, Impulse favorise la diffusion dans l’entreprise de connaissances spécifiques sur le handicap, l’échange d’expériences entre employeurs certifiés et l’établissement d’un réseau fort entre eux et avec les organisations actives dans l’insertion sur le marché primaire du travail. Près de 70 entreprises et groupes d’entreprises ont obtenu ce label. « Nous nous considérons comme des bâtisseurs de ponts », explique Nicole Bertherin. A ce titre, nous proposons une table ronde permettant l’échange d’expériences entre employeurs certifiés et une hotline répondant à des questions récurrentes liées notamment à l’AI et aux moyens auxiliaires. »
Montrer les obstacles à l’accès au travail
Impulse entend faire connaître les barrières entravant l’accès au travail. « Parfois, il s’agit des marches devant le lieu de travail, parfois des conditions d’éblouissement devant son PC, parfois encore de l’important volume de travail exigé des collaborateurs ou – justement – des préjugés et appréhensions de la part des responsables et de l’équipe. Souvent, c’est là que le bât blesse », confie Nicole Bertherin. « Fréquemment, ce sont les barrières dans les têtes qui marginalisent les collaborateurs en situation de handicap, », d’où l’importance d’établir dans l’entreprise une solide culture du feedback. « Il faut également que les collaborateurs puissent exprimer leurs préoccupations et leurs réserves. Ils ont le droit d’être écoutés. De cette situation peuvent émerger des équipes à la diversité tout à fait enrichissante, qui apportent à l’entreprise des trésors de créativité. »
Impulse propose à l’intention des personnes handicapées un programme de mentorat qui comprend des tutorats individuels, des ateliers et des cours. Carola Bivona y a d’ailleurs participé. « Mon mentor a examiné mes lettres de candidature et m’a accompagnée à des entretiens d’embauche ». Cela a payé, puisque Carola Bivona travaille depuis trois ans à l’accueil et au secrétariat d’une société immobilière, à Münchenstein. Tout le monde gagne à éliminer les barrières – tant l’employé que l’employeur, surtout aujourd’hui, alors que la main d’œuvre qualifiée est rare.