Les chantiers sont un réel défi.
Dora Boller est aveugle depuis 20 ans à cause d’une maladie de la rétine. Depuis lors, elle se déplace avec un chien-guide à ses côtés. Simone Pedrosa, la cinquantaine, est malvoyante depuis quelques années. Elle ne voit presque plus rien avec son oeil gauche et a une vision tubulaire avec l’oeil droit qui s’est fortement détériorée depuis une année. Nous avons rencontré ces deux femmes et leur avons posé des questions sur leurs déplacements.
Par Nina Hug et Carol Lagrange
Quand vous êtes à l’arrêt de bus et que plusieurs lignes de bus s’arrêtent au même endroit, comment savez-vous quel bus prendre?
Dora Boller: À chaque arrêt de bus se trouve un champ d’éveil. Il suffit de dire à Shaia : « Avanti bus » pour qu’elle me conduise exactement à cet emplacement. À chaque bus qui s’arrête, j’en demande le numéro au conducteur. À Saint-Gall, il n’y a pas de problème : lorsqu’un bus s’est déjà arrêté plus en arrière pour laisser monter des passagers, il fait encore une fois halte à la hauteur du champ d’éveil.
Simone Pedrosa: J’habite près de la gare à Sion qui est une petite ville. Il y a rarement plusieurs bus qui s’arrêtent au même endroit. Mais si je me trouve à Lausanne par exemple, alors là je demande à chaque chauffeur qui s’arrête s’il s’agit bien de la ligne de bus que je dois prendre. Cela m’arrive aussi d’aller de Sion à Conthey et là je demande au chauffeur s’il peut m’arrêter au bon arrêt lorsqu’il n’y a pas d’annonces vocales dans le bus.
Comment appréhendez-vous les chantiers qui surgissent sur votre trajet habituel?
Dora Boller: Lorsque le chantier se trouve sur le trottoir, je peux tout à fait me fier à Shaia. Elle s’arrête, va automatiquement sur la route, puis remonte sur le trottoir une fois le chantier passé. Si le chantier est important et que je veux le traverser alors que les travaux sont en cours, les ouvriers n’hésitent pas à m’aider. Par contre, lorsque Shaia hésite, j’attends jusqu’à ce que j’entende un passant qui ne soit pas en pleine conversation téléphonique et je lui demande de l’aide. En effet, avec le temps, j’ai appris qu’il ne servait à rien de s’adresser à des gens en pleine discussion, que ce soit au téléphone ou avec d’autres personnes.
Simone Pedrosa: En 2019, lorsque ma vision s’est nettement dégradée, toute la ville de Sion était en plein chantier. La veille, j’empruntais un côté de la route qui, le lendemain, était entièrement fermé. En balayant bien ma canne blanche et parfois avec l’aide de passants attentifs, je m’en suis toujours sortie.
Comment vous déplacez-vous dans un lieu inconnu? Y allez-vous accompagnée ou non?
Dora Boller: Il m’arrive d’aller seule dans des endroits qui ne me sont pas familiers. Cela exige que je m’y prépare le mieux possible. Pour ce faire, je demande à l’avance par où passer et où sont situés les passages piétons sur mon trajet, etc. Si j’ai un rendez-vous dans un lieu inconnu et que je dois donc être ponctuelle, je fais appel à un service de taxi pour personnes handicapées pour le trajet aller. Quant au retour, j’ai le temps de le faire par mes propres moyens.
Malheureusement, mon sens de l’orientation n’est pas des meilleurs. À l’époque où je voyais encore, je pouvais laisser mes pensées vagabonder tandis que je marchais. Maintenant que je suis aveugle, cela ne m’est plus possible. Au contraire, mes déplacements requièrent toute mon attention. Il suffit que je m’écarte, ne serait-ce que légèrement, de la bonne direction pour me retrouver sur la mauvaise voie. Aussi les chiens-guides d’aveugles sont-ils pour moi un soutien précieux. Shaia est mon troisième chien-guide. Les deux autres sont déjà à la retraite.
Simone Pedrosa: En général, je me déplace seule en Suisse. Comme le contact est important pour moi, je demande mon chemin si j’en ai besoin, même si ce n’est pas toujours évident de demander un renseignement aux gens, surtout lorsqu’ils sont au téléphone sur la rue. Si je veux me rendre à l’étranger pour des vacances, alors là j’y vais avec mon compagnon. Et s’il veut faire une activité que je ne peux pas faire, alors je reste à l’hôtel en l’attendant.
En orientation, qu’est-ce qui vous cause des difficultés, ou au contraire, ne vous pose aucun problème ?
Dora Boller: Les trajets connus sont les plus simples. Lorsque je dis à Shaia : « Avanti Migros », elle m’y conduit sans aucun problème.
Des complications peuvent survenir lorsque Shaia est détachée. Néanmoins, j’aspire à la laisser marcher sans laisse le plus souvent possible. Récemment, nous sommes allées nous promener au-dessus de Saint-Gall. Tandis que je longeais un chemin pédestre, j’ai laissé courir Shaia. Soudain, je ne l’ai plus entendue et elle n’a plus répondu à mes rappels. Heureusement qu’un couple de promeneurs passait par-là. Je leur ai demandé s’ils n’avaient pas vu un chien blanc. Ils m’ont dit que Shaia était assise sur la route surplombant le chemin pédestre et qu’elle n’osait pas en descendre. À un moment donné, le chemin et la route s’étaient séparés, si bien que tout à coup, Shaia s’était retrouvée bien trop haut pour revenir. L’un des promeneurs est donc allé la tirer de ce mauvais pas et, grâce à lui, nous avons été à nouveau réunies.
Simone Pedrosa: Avec la canne blanche, je me déplace facilement dans mon environnement. J’ai mes habitudes. Le plus difficile pour moi, c’est plutôt de faire comprendre aux gens que je suis malvoyante. Même si je me déplace avec une canne, ils ne se rendent souvent pas compte de ce que je vois encore. Vis-à-vis de ma famille, cela a aussi été difficile de leur faire comprendre que ma canne est là pour m’aider et que me prendre bras dessus bras dessous ne va pas m’aider à me déplacer en toute sécurité.
Qu’est-ce qui peut vous déstabiliser sur des trajets connus?
Dora Boller: Le fait qu’un chien, irrésistible à la truffe de Shaia, se promène dans une rue adjacente et qu’elle soit distraite. Dans ce cas, je dois veiller à ne pas m’écarter du chemin prévu. Par ailleurs, certains se croient parfois obligés de nourrir ma chienne. L’odeur de la nourriture peut distraire un chien, qui ne parvient alors plus à se concentrer sur le trajet. Malheureusement, certains ne le comprennent pas et malgré mes requêtes, ils persistent. Rien de plus agaçant aussi que les gens qui prennent la rue ou la forêt pour une poubelle ! Lorsque je me balade avec Shaia et sais que nous approchons d’un coin pique-nique, je dois la rattacher. Il y a tant de choses à manger, qui ne lui conviennent pas forcément… Dernièrement, nous avons trouvé près d’un banc deux cartons contenant chacun une demi-pizza. Je vous jure !
Simone Pedrosa: Quand je sors de chez moi, j’ai toujours ce sentiment d’anxiété. Les grands espaces sont surtout source de stress pour moi depuis que je vois encore moins bien. Mais tous les deux mois, je prends un cours de locomotion pour me permettre justement de me débrouiller de la manière la plus autonome possible dans ces grands espaces.